La Russie veut exister dans la transition énergétique. Elle affiche désormais une ambition claire : devenir productrice à grande échelle de carbonate de lithium, avec un objectif de 60 000 tonnes par an en 2030. Vu de loin, ce chiffre impressionne. Derrière les annonces, que vaut vraiment ce pari stratégique ?
Le réveil sur fond de dépendance critique
Jusqu’en 2023, la Russie figurait à la marge du marché mondial du lithium. Sa production annuelle n’atteignait que 27 tonnes, extraites dans un gisement d’émeraude dans l’Oural, plus curieux que stratégique. Pourtant, le pays dispose de ressources naturelles significatives et de compétences minières solides. C’est donc en mode rattrapage accéléré que le Kremlin lance son offensive, avec l’objectif annoncé de sécuriser une filière nationale complète, de l’extraction jusqu’aux batteries. Une réaction à la fois industrielle et géopolitique, alimentée par les sanctions occidentales et la pression pour l’autonomie technologique.
Un chiffre en trompe-l’œil
Pour la fin de la décennie, la Russie ambitionne de multiplier sa production de carbonate de lithium par an par plus de 2000. Cependant, bien que présenté comme une rupture, ce volume ne représente pourtant qu’environ 6 % de la production mondiale actuelle, estimée autour de 1 million de tonnes équivalent carbonate de lithium (LCE). Pire, selon les projections les plus crédibles — notamment celles de l’Agence internationale de l’énergie ou de Benchmark Mineral Intelligence — la demande mondiale pourrait atteindre 2 à 3 millions de tonnes LCE par an d’ici 2030. A ce tarif, la production russe ne représenterait que 2 % du volume mondial. En clair, la Russie préparerait une entrée fracassante dans un marché où sa contribution resterait modeste, voire marginale. D’une ambition d’apparence sérieuse, grande, ressort un timing qui semble mal synchronisé, mal ajusté, voire subit.
Kolmozerskoye au cœur de la manœuvre
Le projet phare de la Russie se concentre sur Kolmozerskoye. Situé dans la région arctique de Mourmansk, ce gisement concentrerait près d’un quart des réserves russes connues de lithium. Il sera exploité par Polar Lithium, une coentreprise réunissant Nornickel, géant des métaux non ferreux, et Rosatom, pilier du nucléaire civil russe. Le site vise une exploitation à l’échelle industrielle, avec des installations de raffinage intégrées. À cela s’ajoutent deux autres gisements identifiés : Polmostundrovskoye (également dans le Grand Nord) et Tastygskoye, plus au sud, dans la région de Touva. Mais ces sites sont encore à l’étape de l’exploration, sans plan d’exploitation détaillé pour l’heure.
Des réserves annoncées mais pas encore maîtrisées
Côté réserves, la Russie affiche des chiffres ambitieux : 3,5 millions de tonnes de ressources en oxyde de lithium, selon le ministère des Ressources naturelles. Mais les estimations internationales sont plus prudentes : l’US Geological Survey évoque plutôt 1 million de tonnes. Comme toujours dans ce genre de situation, misons sur un volume intermédiaire sans plus. L’écart est majeur, et il pose une question de fond : combien de ces ressources sont techniquement exploitables, et à quel coût ? Pour une production de qualité batterie, il ne suffit pas de creuser — il faut extraire proprement, raffiner avec précision et respecter des critères chimiques stricts. Et sur ce terrain, la Russie part de loin.
Une chaîne technologique à bâtir de zéro
Il faut tenir compte également que contrairement à la Chine ou à l’Australie, la Russie ne dispose pas aujourd’hui d’une chaîne de valeur lithium complète. Aucun site de production industrielle de carbonate de lithium n’est encore opérationnel. Il manque les usines de traitement, les technologies d’extraction directe, les chaînes de purification. Les sanctions internationales limitent l’accès aux technologies occidentales et freinent les partenariats potentiels. Dans ces conditions, le pays ne peut qu’investir massivement pour rattraper un retard de plus de quinze ans et, pendant ce temps-là, les autres continueront d’accélérer.
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Une impulsion présidentielle sans effet immédiat
En février 2024, Vladimir Poutine a ordonné l’accélération de l’exploitation des ressources critiques, en tête desquelles figure le lithium. Une volonté politique claire, mais dont l’impact réel reste à démontrer. Entre les annonces et les chantiers réellement lancés, le fossé est large. Aucun site majeur ne sera opérationnel avant plusieurs années. Et même dans le meilleur scénario, les 60 000 tonnes prévues ne pèseront pas lourd face à la croissance exponentielle du marché.
Un marché qui bouge plus vite que la stratégie russe
La demande en lithium est l’une des plus dynamiques du monde industriel : batteries pour véhicules électriques, stockage stationnaire, électronique grand public… Chaque segment accélère. Entre 2020 et 2023, la consommation mondiale de lithium a quasiment doublé. En 2030, les seuils actuels seront largement dépassés. Autrement dit, la Russie prépare une montée en puissance dans un monde qui l’a déjà dépassée. Même si elle atteint son objectif, elle risque de rester un acteur secondaire dans un paysage dominé par des géants déjà en place.
Le lithium russe, géant en devenir ou illusion d’échelle
Avec 60 000 tonnes de carbonate de lithium prévues par an, la Russie veut s’imposer dans la transition énergétique. Mais ce chiffre, flatteur sur le papier, masque deux autres réalité : d’abord, dans un marché mondial qui change d’échelle, cette production pourrait bien rester marginale. La Russie veut entrer dans le jeu — mais ce jeu évolue trop vite pour qu’un simple ticket suffise. Ensuite, la Russie part de zéro, sans chaîne de valeur opérationnelle, et accuse un retard technologique que quinze années d’accélération mondiale ont creusé. La vraie question, alors, n’est pas ce qu’elle annonce, mais ce qu’elle sera capable de livrer… à quelle vitesse et surtout, cela suffira-t-il à fournir au moins ses concitoyens ?